18

 

Les rêves commencèrent six semaines plus tard.

George Greggson émergea lentement à la conscience dans l’obscurité de la nuit subtropicale. Il ne savait pas ce qui l’avait réveillé et il resta quelques instants immobile, plongé dans l’hébétude. Soudain, il se rendit compte qu’il était seul. Jean s’était levée et était allée sans bruit dans la chambre des enfants. Elle parlait à Jeff à voix basse – trop basse pour que George entende ce qu’elle disait.

Il se leva à son tour et la rejoignit. Ces expéditions nocturnes étaient monnaie courante du fait de Poupée mais, dans ces cas-là, le tapage qu’elle faisait ne permettait pas à George de rester endormi. Cette fois, rien de tel et il se demandait bien ce qui avait inquiété sa femme.

La seule source de lumière de la nurserie était les motifs fluorescents qui ornaient les murs, et il distingua à leur faible lueur Jean assise au bord du lit de Jeff. Elle se tourna vers George lorsqu’il entra et chuchota :

— Ne réveille pas Poupée.

— Que se passe-t-il ?

— J’ai senti que Jeff voulait que je vienne et cela m’a réveillée.

J’ai senti que Jeff voulait que je vienne… Comme si c’était la chose la plus banale qui soit ! La gorge de George se noua d’appréhension. Comment l’avait-elle su ? Mais il se contenta de demander :

— Il avait un cauchemar ?

— Je ne suis pas sûre. Maintenant, tout va bien mais il était terrifié quand je suis arrivée.

— Pas du tout, maman ! protesta Jeff avec indignation. Je n’avais pas peur mais c’était un si drôle d’endroit…

— Quel endroit ? s’enquit son père. Raconte-moi.

— Il y avait des montagnes, répondit le petit garçon d’une voix rêveuse. Terriblement hautes et elles n’avaient pas de neige comme il y en a sur toutes celles que j’ai vues. Quelques-unes brûlaient.

— Tu veux dire que c’étaient des volcans ?

— Pas vraiment. Elles brûlaient de partout et ça faisait de drôles de flammes bleues. Et puis, le soleil s’est levé.

— Continue. Pourquoi t’arrêtes-tu ?

Jeff leva les yeux vers son père. Son regard était intrigué.

— Ça non plus, je ne comprends pas, papa. Il est apparu d’un seul coup, très vite, et il était beaucoup trop gros. En plus, il y avait sa couleur. Il était d’un joli bleu.

Un long silence tomba. Un silence glacé.

— C’est tout ? fit doucement George.

— Oui. Je commençais à me sentir un peu seul. À ce moment, maman est entrée et elle m’a réveillé.

D’une main, George caressa la tignasse ébouriffée de son fils tandis que, de l’autre, il resserrait la ceinture de sa robe de chambre. Il avait brusquement très froid et se sentait désemparé. Mais rien dans sa voix ne trahit son trouble quand il reprit la parole :

— Ce n’est qu’un rêve bête. Tu as trop mangé au dîner. Oublie tout ça et rendors-toi comme un bon petit garçon.

— Oui, papa. (Il ménagea une pause avant d’ajouter pensivement :) Je crois que je vais essayer d’y retourner.

 

— Un soleil bleu ? répéta Karellen un peu plus tard. Cela doit faciliter l’identification.

— Oui, répondit Rashaverak. C’est indubitablement Alphanidon 2. La présence des Monts de Soufre le confirme. Et la distorsion de l’échelle temporelle est un phénomène intéressant à noter. La rotation de la planète est très lente. En quelques minutes, il a dû faire une observation couvrant des heures et des heures.

— C’est tout ce que vous avez découvert ?

— Oui, mais je n’ai pas interrogé directement l’enfant.

— Il n’en est pas question. Nous ne devons en aucun cas intervenir dans le cours normal des événements. Quand ses parents prendront contact avec nous, peut-être pourrons-nous alors l’interroger.

— Ils ne viendront peut-être jamais. Et lorsqu’ils viendront, s’ils viennent, il risque d’être trop tard.

— Nous ne pouvons malheureusement rien y faire. Nous ne devons en aucun cas oublier que, en l’occurrence, notre curiosité ne compte pas. Pas plus que le bonheur de l’humanité. (Karellen tendit la main pour couper la communication.) Continuez la surveillance, naturellement, et signalez-moi tous les faits nouveaux. Mais gardez-vous d’intervenir en aucune façon.

 

Quand il était éveillé, Jeff restait cependant semblable à lui-même, ce qui était, au moins, une consolation, se disait George. Mais, insidieuse, la peur le gagnait.

Pour Jeff, ce n’était qu’un jeu et il n’en éprouvait encore nul effroi. Un rêve, si étrange qu’il fût, n’était rien de plus qu’un rêve. Il ne se sentait plus solitaire sur les mondes auxquels le sommeil lui ouvrait l’accès. La première fois, son esprit avait appelé sa mère à travers les gouffres inconnus qui les séparaient. Maintenant, il s’enfonçait, seul et sans crainte, au sein de l’univers qui s’ouvrait à lui.

Le matin, ses parents le questionnaient et il leur racontait ce dont il se souvenait. Parfois, les mots lui faisaient défaut et il ne parvenait pas à décrire les paysages de ses rêves, des paysages qui transcendaient non seulement son expérience personnelle, c’était évident, mais qui dépassaient aussi les pouvoirs de l’imagination de l’Homme. George et Jean lui suggéraient des mots nouveaux, lui montraient des images et des couleurs pour rafraîchir ses souvenirs et s’efforçaient ensuite de s’y retrouver tant bien que mal avec ses réponses. Le plus souvent, cela restait lettre morte bien que les mondes dont il rêvait parussent à Jeff parfaitement logiques et cohérents. Simplement, il n’y avait pas de communication possible entre lui et ses parents. Pourtant, dans certains cas, ses descriptions étaient suffisamment éloquentes…

 

L’espace. Pas de planètes, pas de paysage, pas de sol sous les pieds. Rien que les étoiles cloutant le velours de la nuit et un grand soleil rouge qui battait comme un cœur. Énorme et inconsistant, il se contractait soudain et devenait simultanément plus lumineux comme si on alimentait son brasier intérieur. Il passait par toute la gamme du spectre, se stabilisait à la limite du jaune et le cycle s’inversait : l’astre se dilatait, se refroidissait et se transformait à nouveau en un nuage déchiqueté d’un rouge ardent…

— Une étoile variable caractéristique, commenta vivement Rashaverak. Observée, elle aussi, sous une accélération temporelle inouïe. Je ne peux pas l’identifier avec précision, mais celle qui correspond le mieux est Rhamsandron 9. Ou peut-être Pharanidon 12.

— Que ce soit l’une ou l’autre, il s’enfonce de plus en plus loin.

— De plus en plus.

 

Ç’aurait pu être la Terre. Un soleil blanc voguait dans un ciel bleu piqueté de nuages chassés par la tempête. Une colline descendait en pente douce jusqu’à un océan que le vent furieux faisait moutonner. Pourtant, rien ne bougeait : c’était comme un décor figé que l’on entr’aperçoit le temps d’un éclair. Et loin, très loin à l’horizon, on distinguait quelque chose qui n’appartenait pas à la Terre : un alignement de colonnes à la silhouette de brume jaillissant des flots et qui s’amincissaient progressivement avant de se perdre dans les nuages. Ces piliers, trop colossaux pour être artificiels et trop régulièrement espacés pour être naturels, ceinturaient la planète.

— Sidénus 4 et les Piliers de l’Aube, dit Rashaverak. (Et il y avait une sorte de crainte respectueuse dans sa voix.) Il a atteint le centre de l’Univers.

— Et son voyage a à peine commencé, répondit Karellen.

La planète était absolument plane. Sa gravité phénoménale avait, depuis des temps reculés, arasé, aplati les montagnes de son impétueuse jeunesse – montagnes dont les plus fiers sommets n’avaient jamais dépassé quelques mètres. Et pourtant, la vie existait car la surface de la planète était tapissée d’innombrables formes géométriques qui glissaient, se déplaçaient, changeaient de couleur. C’était un monde à deux dimensions dont les habitants n’avaient pas plus de quelques millimètres d’épaisseur.

Et dans son ciel brillait un soleil qu’aucun mangeur d’opium n’aurait imaginé, même dans ses rêves les plus délirants. Trop chaud pour être blanc, c’était un fantôme ardent à la frontière de l’ultraviolet baignant la planète d’un rayonnement qui aurait instantanément détruit n’importe quelle forme de vie terrestre. De gigantesques nappes de gaz et de poussière que les ultraviolets diapraient au passage de tonalités fluorescentes en nombre infini flottaient comme des voiles sur des millions et des millions de kilomètres, à perte de vue. À côté de cette étoile, le soleil de la Terre aurait été aussi chétif qu’un ver luisant en plein midi.

— Ce ne peut être qu’Hexanérax 2, dit Rashaverak. Seule une poignée de nos nefs l’ont atteinte et aucune n’a tenté d’atterrir. Qui aurait pu penser, en effet, que la vie existât sur de pareilles planètes ?

— Il semble, répliqua Karellen, que vous n’avez pas été aussi méticuleux que vous le croyiez, messieurs les savants. Si ces… ces configurations sont dotées d’intelligence, le problème de la communication ne devrait pas manquer d’intérêt. Je me demande si ces formes connaissent la troisième dimension.

 

C’était un monde qui ne saurait jamais ce que sont la nuit et le jour, le passage des années ni la succession des saisons. Six soleils polychromes se partageaient son ciel, de sorte que l’obscurité était chose inconnue. Seule changeait la couleur de la lumière. Prisonnière de l’action de champs gravifiques antagonistes, la planète en question suivait les arabesques et les involutions d’une orbite d’une inconcevable complexité qui n’était jamais deux fois la même. Chaque moment de sa trajectoire était unique : l’actuelle position de ses six soleils ne se répéterait pas avant la fin de l’éternité.

Et pourtant, même là, la vie était présente. À une époque, son feu central la calcinait ; à un autre âge, c’était le règne des glaces : peu importe. La planète était malgré tout asile de vie. Dans les périodes de glaciation, les grands cristaux aux facettes innombrables restaient figés, groupés en formations géométriques subtiles, et quand la chaleur revenait, ils glissaient lentement le long des veines minérales. S’il leur fallait mille ans pour émettre une pensée, c’était sans importance. L’univers était encore jeune et le temps infini…

 

— J’ai épluché toutes nos archives, dit Rashaverak. Elles ne mentionnent aucun monde comparable, aucune combinaison de soleils de ce type. Si cette planète se trouvait à l’intérieur de notre univers, même au delà du rayon d’action de nos vaisseaux, les astronomes l’auraient découverte.

— Il a donc quitté la galaxie.

— Oui. Cela ne sera sûrement plus très long, maintenant.

— Qui sait ? Il ne fait que rêver. À l’état de veille, il est encore lui-même. Ce n’est que la première phase. Quand la transformation s’amorcera, nous le saurons très vite.

 

— Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur Greggson, dit gravement le Suzerain. Je m’appelle Rashaverak. Vous vous souvenez certainement de moi.

— Oui. C’était à la soirée de Rupert Boyce. Il y a peu de chances que je l’oublie. J’ai pensé qu’il fallait que nous nous revoyions.

— Dites-moi pourquoi vous avez sollicité cette entrevue.

— Je suppose que vous le savez déjà.

— Peut-être. Mais il serait utile, aussi bien pour vous que pour moi, que vous exposiez vous-même vos motifs. Je vais sans doute grandement vous surprendre. J’essaie, moi aussi, de comprendre et, en un sens, mon ignorance est égale à la vôtre.

George considéra le Suzerain avec ébahissement. C’était là une idée qui ne lui était jamais venue à l’esprit. Inconsciemment, il tenait pour acquis que le savoir et la puissance des Suzerains étaient sans limites, qu’ils connaissaient le phénomène dont Jeff était l’objet – et qu’ils en étaient probablement responsables.

— Je présume que vous avez vu les rapports que j’ai transmis aux psychologues de l’Île. Vous êtes donc au courant de ses rêves.

— Oui, nous sommes au courant.

— Je n’ai jamais cru qu’il ne s’agissait que des fantasmes d’une imagination d’enfant. Ils étaient si incroyables… je sais que ce que je dis a l’air absurde… si incroyables qu’ils devaient nécessairement avoir une certaine réalité pour base.

George dévisagea Rashaverak avec anxiété, ne sachant s’il espérait une confirmation ou un démenti. Le Suzerain garda le silence, ses larges yeux calmes fixés sur lui. Ils étaient presque face à face, car la pièce – manifestement conçue pour des entrevues de ce genre – était à deux niveaux : le massif fauteuil du Suzerain dominait d’un bon mètre celui de George, marque d’attention amicale visant à rassurer les humains qui demandaient audience et dont l’état d’esprit était rarement serein.

— Au début, poursuivit George, nous avons été ennuyés mais pas vraiment effrayés. Au réveil, Jeff semblait on ne peut plus normal et ses rêves n’avaient pas l’air de le troubler. Mais un soir… (Il hésita et ajouta, sur la défensive :) Je n’ai jamais cru au surnaturel. Je ne suis pas un scientifique mais je pense que tout est justiciable d’une explication rationnelle.

— En effet. Je sais ce que vous avez vu. J’observais.

— Je m’en suis toujours douté. Pourtant, Karellen avait promis que vous ne nous espionneriez jamais avec vos instruments. Pourquoi avoir rompu cette promesse ?

— Je ne l’ai pas rompue. Le Superviseur a déclaré que la race humaine ne serait plus placée sous surveillance. Nous avons tenu parole. C’étaient vos enfants que j’observais, pas vous.

Il fallut plusieurs secondes à George pour qu’il saisisse toutes les implications de la réponse de Rashaverak. Il blêmit.

— Vous voulez dire… (Les mots s’étranglèrent dans sa gorge.) Mais, au nom du ciel, que sont donc mes enfants ?

— C’est justement ce que nous nous efforçons de déterminer, laissa tomber Rashaverak d’une voix solennelle.

 

Jennifer Anne Greggson, naguère baptisée Poupée, était dans son berceau, les yeux hermétiquement clos.

Il y avait longtemps qu’elle ne les avait pas ouverts et elle ne les rouvrirait plus car, désormais, la vue était pour elle aussi superflue que pour les créatures aux sens multiples peuplant les ténébreux abîmes océaniques. Elle avait conscience du monde qui l’entourait. Et de beaucoup plus que cela, en vérité.

De sa première enfance, qui avait été si brève, demeurait un réflexe, fruit d’un inexplicable paradoxe du processus de son développement : la crécelle qui avait été sa joie crépitait sans interruption selon un rythme complexe et perpétuellement changeant. C’était cette étrange sonorité syncopée qui avait tiré Jean du sommeil. Elle s’était ruée dans la chambre des enfants. Mais ce n’était pas uniquement à cause de cela qu’elle avait appelé George à grands cris.

Non. C’était le fait de voir la banale crécelle bariolée tourner toute seule sans aucun support à cinquante centimètres au-dessus du sol tandis que Jennifer Anne, ses mains potelées étroitement nouées, arborait une expression de sereine satisfaction.

Elle avait commencé tard mais ses progrès étaient rapides. Bientôt, elle aurait dépassé son frère car elle avait beaucoup moins de choses à désapprendre que lui.

 

— Vous avez bien fait de ne pas toucher à son jouet, dit Rashaverak. Je ne crois pas que vous auriez pu le bouger, mais si vous y étiez parvenu cela l’aurait peut-être contrariée et, alors, je ne sais pas ce qui serait arrivé.

— Vous voulez dire que vous ne pouvez rien ?

— Je ne veux pas vous bercer d’illusions. Nous pouvons observer et étudier, ce que nous sommes en train de faire. Mais nous sommes incapables d’intervenir parce que nous ne comprenons pas.

— Mais qu’allons-nous faire ? Et pourquoi est-ce tombé sur nous ?

— Il fallait bien que cela tombe sur quelqu’un. Vous n’avez rien de plus exceptionnel que le premier neutron qui déclenche la réaction en chaîne dans une bombe atomique. Il se trouve simplement que c’est le premier. N’importe quel autre aurait pareillement pu servir d’allumette. Ce qui est arrivé à Jeff aurait pu arriver à n’importe qui d’autre. C’est ce que nous appelons la Percée Totale. Le secret n’est plus indispensable, maintenant, et je m’en réjouis. Nous attendons cet événement depuis que nous sommes arrivés sur la Terre. Il nous était impossible de prédire où et comment cela commencerait. Jusqu’au moment où – et ce fut un pur hasard –, nous nous sommes rencontrés chez Rupert Boyce. J’ai alors su avec une quasi-certitude que les enfants de votre femme seraient les premiers.

— Mais nous n’étions pas encore mariés. Nous n’avions même pas…

— Certes. Mais l’esprit de Mlle Morrel a été le canal éphémère qui a véhiculé un savoir que personne au monde ne pouvait alors posséder. Cela n’a été possible que parce qu’il avait pour source un autre esprit intimement lié au sien. Que cet esprit-là ne fût pas encore né était sans importance car le Temps présente beaucoup plus de bizarreries que vous le pensez.

— Je commence à comprendre. Ces choses, Jeff les connaît. Il voit d’autres mondes et il peut dire d’où vous venez. Et Jean a capté ses pensées avant même sa naissance.

— Cela va beaucoup plus loin, mais vous ne serez jamais aussi près de la vérité. Tout au long de l’histoire, il y a eu des gens dotés de pouvoirs inexplicables qui semblent transcender le temps et l’espace. Ils ne les ont jamais compris et les explications qu’ils tentaient d’avancer étaient presque sans exception des niaiseries. J’ai lu suffisamment de récits de ce genre pour le savoir ! Mais on peut utiliser une analogie suggestive et commode que l’on retrouve fréquemment dans votre littérature. Imaginez l’esprit de chaque homme comme une île au milieu d’un océan. Toutes ces îles paraissaient isolées alors qu’en réalité l’assise rocheuse dont elles sont les surgeons les unit entre elles. Si l’océan disparaissait, il n’y aurait plus d’îles. Elles feraient toutes partie d’un seul et même continent mais elles auraient perdu leur individualité.

« Ce que vous avez appelé télépathie est quelque chose de comparable à cette image. Si les conditions favorables sont réunies, les esprits peuvent fusionner, mettre leur contenu respectif en commun et garder le souvenir de cette expérience, une fois retournés à leur isolement. Sous sa forme la plus parfaite, ce pouvoir échappe aux cadres du temps et de l’espace. Voilà pourquoi Jean a pu capter le savoir de son fils alors que celui-ci n’était pas encore né.

Dans le long silence qui suivit, George s’efforça de maîtriser ces notions stupéfiantes. Un schéma commençait à s’ébaucher. Invraisemblable, mais qui possédait une logique interne. Et qui expliquait – pour autant que l’on pût utiliser ce mot pour quelque chose d’aussi incompréhensible – tout qui était advenu depuis cette soirée chez Rupert Boyce. Qui, de plus – George le réalisait soudain – rendait compte de l’intérêt que Jean portait au surnaturel.

— Comment cela a-t-il démarré ? s’enquit-il. Et où cela aboutira-t-il ?

— Nous sommes dans l’incapacité de répondre à cette question. Mais il existe de nombreuses races dans l’univers et certaines ont découvert ces pouvoirs longtemps avant l’apparition de votre espèce et de la mienne. Elles attendaient que vous les rejoigniez. Et l’heure a sonné.

— Mais alors vous, que venez-vous faire là-dedans ?

— Vous nous avez sans doute considérés à l’instar de la plupart de vos congénères comme vos maîtres. C’était une erreur. Nous n’étions rien de plus que des gardiens accomplissant une mission qui nous avait été imposée… d’en haut. Il est malaisé de donner une définition de notre tâche. Si vous voulez, disons que nous sommes des sages-femmes chargées de mener à bien une naissance difficile. Nous contribuons à mettre au monde quelque chose de nouveau et de merveilleux.

(Rashaverak marqua une hésitation comme s’il ne trouvait pas ses mots.) Oui, nous sommes des sages-femmes. Mais des sages-femmes stériles !

En cet instant, George comprit qu’il se trouvait en présence d’une tragédie sans commune mesure avec celle qu’il vivait. C’était incroyable – et néanmoins juste. En dépit de toute leur puissance et de leur intelligence lumineuse, les Suzerains étaient pris au piège d’un cul-de-sac évolutionnaire. Cette race olympienne et noble, supérieure à l’humanité dans presque tous les domaines, n’avait pas d’avenir, et elle le savait. Devant ce drame, les tourments personnels de George devenaient insignifiants.

— C’était donc pour cela que vous surveilliez Jeff. Il était le cobaye de cette expérience.

— Exactement – encore que le contrôle de ladite expérience nous échappe. Nous ne l’avons pas mise en route. Nous essayions simplement d’observer. Sans intervenir sauf quand c’était nécessaire.

Oui, songea George… le mascaret. Pas question de perdre un spécimen précieux ! Mais il eut aussitôt honte d’avoir eu une pareille pensée. Cette acrimonie était indigne.

— J’ai une dernière question à poser. Qu’allons-nous faire en ce qui concerne nos enfants ?

— Profitez d’eux tant que vous le pourrez, répondit doucement Rashaverak. Cela ne durera pas bien longtemps.

C’était là un conseil que l’on aurait pu donner à n’importe quels parents, à n’importe quelle époque. Mais, maintenant, ces paroles de bon sens avaient une résonance effrayante.

Les enfants d'Icare
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